Mais ce soir je suis triste, ne dites rien à ma mère (Lucy & Priam)

all men contain several men inside them, and most of us bounce from one self to another without ever knowing who we are. - paul auster

Lucy avait toujours été active et dynamique. Ces derniers temps, elle avait des phases où elle n’avait pas envie de faire quoi que ce soit. Des soirs surtout souvent. Un peu comme si elle était malade, elle pouvait passer des heures allongée, les membres ballants, en écoutant ses disques fétiches. Ce soir précis était un soir comme celui-ci, à cela près qu’elle avait également un livre dans les mains, qu’elle faisait semblant de lire (elle était à la même page depuis deux semaines). Sans rien savoir, on aurait pu penser qu’elle se relaxait tout simplement. Elle sursauta bizarrement en entendant son téléphone sonner, persuadée qu’elle l’avait mis en silencieux pour ne pas voir les messages qu'elle allait recevoir après une énième publication idiote de Bitchcation. Elle fut d’autant plus surprise de voir le nom qui s’affichait. Elle avait l’impression que cela faisait des lustres qu’elle n’avait pas vu Priam. Ils étaient partis quasiment en même temps de San Francisco pour Los Angeles, mais depuis tout s’était enchaîné, ils n’avaient pas eu le temps, d’autres priorités, elle avait vu de loin à quel point la carrière de son ami décollait, supposait qu’il était occupé et ne voulait pas le déranger. Et puis globalement, elle devait avouer qu’elle avait du mal à garder contact avec les amis qu’elle s’était fait pendant son temps à San Francisco. Pour les gens qu’elle rencontrait maintenant, son apparence d’avant était quelque chose d’abstrait, ça faisait partie finalement de son intimité. Ce n'était pas le cas des gens qu'elle connaissait à l'époque, donc elle se sentait mise à nu en leur compagnie, une sensation jamais vraiment agréable. Mais peut-être que finalement ce ne serait pas de refus, ces derniers temps, d'être avec quelqu'un qui connaissait ses facettes. Elle accepta donc de voir Priam, même si cela l'obligeait à se bouger. Elle espérait que vu qu'ils ne s'étaient pas vu si souvent depuis San Francisco ils auraient tant de choses à rattraper qu'ils n'auraient pas à parler de Thomas. C'était sûrement une méprise. Lucy avait enfilé comme à son habitude ses fringues ringardes des années 70 qu'elle arrivait à toujours arranger de manière flatteuse, un look dont Priam avait l'habitude à force. Après pas mal de galères pour trouver le bus et un peu de marche (elle n'arrivait pas encore à remonter dans sa voiture), Lucy arriva finalement au Red Lion. Ses yeux firent le tour de la pièce avant de tomber sur Priam dans un coin. Elle lui fit un signe de la main et s'accouda au bar pour demander un double whisky avant de désigner sa table du doigt. Elle vint ensuite le rejoindre, et naturellement agit comme si de rien n'était, aussi enjouée et exubérante qu'à son habitude. “Je suis trop trop trop trop contente de te voir.” dit-elle sans même lui avoir dit formellement bonsoir. “Je crois que je t'ai plus vu dans des articles sur Internet que dans la vraie vie ces derniers temps.” Un petit rire s'échappa d'entre ses lèvres. “Ouais j'avoue je te stalke un peu sur Google histoire de pas manquer le jour où tu vas épouser Beyoncé.” Lucy continua à rire un peu en s'asseyant, puis son rire fut remplacé par un sourire étrange, un peu tordu. Qui essayait-elle de berner vraiment ?

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Finalement, Lucy aurait probablement regretté de rester chez elle à rien faire. Rien que voir le visage de son ami la faisait se sentir un peu… peut-être un tout petit mieux. Cet idiot avait vraiment une gueule d’ange, du genre que même s’il se tenait debout devant un cadavre avec un couteau ensanglanté dans la main on ne pourrait même pas croire que c’est lui le meurtrier. Ce genre de gueule d'ange. Une putain de tête d'enfant de chœur. Et Lucy le savait, elle avait été enfant de chœur. Brrr. Elle ricana lorsqu'il lui ébouriffa les cheveux et hésita à lui tirer les joues comme une grande tante un peu énervante, mais elle n'avait tout de même pas le cœur à autant de spontanéité. Elle sourit lorsqu'il répondit à sa blague sur Beyoncé. “Natalie Portman carrément... Monsieur a du goût.” Le serveur lui apporta son verre juste après cela et, ce qui traduit qu'elle n'était pas totalement bien et détendue, elle le prit immédiatement entre ses doigts pour presque entièrement le vider dans sa gorge avant que Priam ait fini sa question. Sa langue s'engourdit rapidement et l’œsophage la brûla quelques instants mais elle se contenta de plisser les yeux en faisant mine qu'elle réfléchissait à la question. Elle afficha ensuite directement une expression de ravissement en frappant ses paumes l'une contre l'autre. “Ton deuxième déjà ? Mais félicitations. Tu as un truc à me faire écouter ou c'est méga secret même pour ta vieille amie ?” Elle eut un soupir et un sourire en pensant à son travail. Elle avait vraiment l'impression de ne pas arrêter en ce moment. Elle savait qu'elle devait arrêter une de ses activités si elle voulait se ménager, mais le supermarché était son seul travail stable, le centre le seul qui avait du sens pour elle, et le bar le seul qui lui rapportait un argent décent. Va choisir lequel supprimer. Elle avait toujours été un peu obligée d'accumuler les jobs, même à l'époque à San Francisco elle travaillait au secrétariat de la mairie le jour et faisait des jobs de serveuse la nuit pour payer ses frais médicaux. “Si je bosse... Je travaille dans un supermarché les matinées, les aprems je suis bénévole dans un centre pour les jeunes et certains soirs je suis serveuse... dans un bar de strip-tease mais je fais pas de strip-tease hein. Manquerait plus que ça.” Elle ricana, un peu nerveusement peut-être. Elle ne disait pas à tout le monde dans quel genre de bar elle travaillait pour ne pas trop être jugée par certaines personnes qui la jugeait déjà assez comme ça. Mais elle savait que ce n'était pas le genre de Priam, enfin du moins elle pensait qu'il pourrait comprendre. Bien sûr, même si ça gagnait plus, elle n'avait aucune intention de se mettre à faire du strip-tease. D'ailleurs elle était mal à l'aise et dansait assez mal, et puis bonjour le cliché. D'un autre côté elle s'était dit en débarquant dans le bar de Marion que jamais de la vie elle bosserait dans un endroit pareil... et voilà où elle en était. Donc bon. Elle finit la dernière gorgée de son verre en songeant à cela.