Lost in memories feat. Beth

We're living in the darkness

Alors que je fais du tri dans ma paperasse, je tombe sur un paquet de photos. Je reste figé devant la première et mes mains se mettent à trembler. J'ai du mal à respirer. L'image que j'ai sous les yeux me replongent dix ans en arrière. Je lâche le paquet de photos et ne prend même pas le temps de ranger. J' attrape machinalement ma guitare. Il me faut de l'air, tout de suite ! Je me rue vers la porte d'entrée, chope mes clés et sort en claquant la porte blindée du loft. Je dévale les escaliers plutôt que prendre l'ascenseur.

Une fois dehors, je cours sans réfléchir, comme si j'étais poursuivi. En un sens je le suis : les fantômes du passé me hantent et aujourd'hui c'est comme s'ils avaient pu pénétrer dans le monde des vivants pour me rendre fou. Déjà à l'hôpital, y'a un an, j'avais eu une vision. Mais à voir certains discuter avec cette fille sans réaliser qu'elle était Lynn, je m'étais dit que je perdais la tête, que la mort de Jimmy avait fait sauter les dernières barrières de mon esprit dérangé. J'étais le seul à voir le visage de mon amie sur celui de cette inconnue. En rentrant chez moi cette nuit là j'avais vidé une bouteille de whisky et m'étais endormi sur le canapé, comme rassuré. Et le lendemain j'étais passé à autre chose. Façon de parler...
Aujourd'hui ça allait mieux. Enfin, si on veut. Et jusqu'aux photos. Je ne suis pas le seul à avoir perdu Lynn, je ne pense pas être le plus touché par sa mort mais je suis sans doute celui qui cache le mieux ma douleur par rapport à ce drame.  Mais quand je pète un câble, pire depuis Jimmy, certaines de ses réactions doivent paraître surprenantes ou étranges, comme maintenant où les passants m'observent d'un drôle d’œil. Je dois avoir l'air d'un taré, les cheveux ébouriffés, les larmes aux yeux, le teint blafard et... les pieds nus. Vous ajoutez ma guitare et si je n'étais pas un peu connu dans le quartier on me prendrait pour un sdf ! Je me mords la lèvre inférieure en me regardant dans une vitrine. La logique aurait voulu que je fasse demi tour mais je n'ai pas envie de me retrouver seul chez moi. Je n'ai pas non plus envie d'aller dans un bar avec cette dégaine. Je jette un œil autour de lui et voit qu'à force de courir, mes pas m'ont menés au cimetière. Est-ce vraiment un hasard ? J'y vais chaque fois que je touche le fond, j'ai besoin de sentir Lynn et Jimmy près de moi. Je continue donc ma route jusqu'au lieu de repos éternel, à Echo Park où l'on vivait plus jeune. Il n'y a personne, ça tombe bien.

Je marche rapidement entre les allées, j'aurais pu faire le chemin les yeux fermés, je sais exactement où sont les tombes, côte à côte par chance (ou grâce à mes crises). Je m'arrête devant, les bras ballants; ma guitare émet une douce plainte en touchant le sol. Comme toujours celle de Lynn a plus de fleurs et son sourire sur la photo est figé pour toujours. Pareil pour mon frère, plus âgée, en tenue de quaterback. Seulement dans mon esprit ce ne sont pas toujours ces images qui subsistent. Des flash assaillent mon cerveau. Des cernes, un visage trop pâle et trop mince, des mains froides. J'étais resté jusqu'au dernier souffle de Lynn, j'avais espéré jusqu'au bout qu'un miracle se produise. Lorsqu'elle est morte je m'en suis tellement voulu, aujourd'hui encore. Elle m'avait sauvé quand j'étais adolescent et que je foirais ma vie, elle nous avait aidés Jim et moi. Quant à mon frangin, les images sont sanglantes, cauchemardesques. Je me laisse tomber à genoux et des larmes coulent sur mes joues.

Je reste comme ça pendant de longues minutes à me demander pourquoi je suis si inutile. Je ne sauve personne, je tue malgré moi.

Et finalement, je me calme. Comme si Lynn était toujours là et m'avait rassuré. Je renifle et essuie ses larmes puis m'assoit en tailleur.

« Je l'ai écrite y'a quelques temps. Mais avec tout ce qui s'est passé pour mon frère, enfin tu sais... t'étais là... »

Je prends ma guitare en main et me lance, sans vérifier si je suis toujours seul. Mais bon, ce ne serait pas la première fois qu'on me surprend à chanter ici, certains même apprécient.

We're living in the darkness

Je termine mon bout de chanson, complètement ailleurs. Quand une tête blonde me prend dans ses bras, j’en ai le souffle coupé. Je la sers dans mes bras en retour. Lynn… ? Ne t'en va pas. Elle s’écarte et non, ce n’est pas Lynn. Mon cœur affolé reprend ses battements normaux. Putain je vais devenir complètement taré si ça continue. C’est Beth. Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Perdu dans mes fantômes, je n’ai même pas remarqué qu’elle m’avait suivi. Je la fixe sans mot dire. Je suis encore pas tout à fait redescendu sur terre. Je me gratte machinalement l’arrière de la tête.

« Je… »

Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Bonne question. Je suis fou, Beth. J’ai l’impression de perdre tout le monde, de les tuer… Eloigne-toi. Je me racle la gorge. Je peux pas dire ça. Je fronce les sourcils, j’aime pas qu’on voit mes faiblesses. Je sais bien que Beth ne va pas se moquer ou me balancer, c’est pas son genre. Mais quand bien même. Je me sens trop fragile, vulnérable, là. Ça ne me plait pas du tout.

« J’avais besoin d’air… Tu… t’es là depuis longtemps ? »

Bon après tout, plein de gens parlent aux morts, ou du moins à leurs tombes. J’hausse une épaule en jetant un œil furtif aux deux tombes près de nous. Finalement j’agite ma guitare en tentant de paraître moins paumé, plus joyeux.

« Faudra pas répéter à notre cher chanteur que j’suis meilleur que lui, hein ? »

Clin d’œil. Je tente l’esquive. Pas dit que ça marche mais bon. Qui ne tente rien n'a rien comme on dit !

We're living in the darkness

Bon, elle a donc vu ma folle course dans le quartier. Effectivement je devais avoir l’air d’un taré. Je joue à celui pour qui tout roule, mais elle n’est pas dupe. Seulement non, je ne ferais pas de conneries. J’y ai déjà pensé, mais c’était il y a un an. Et encore, je crois pas que j’aurais eu le cran de le faire. J’avais juste envie de crever, que la mort vienne me chercher, que ce taré vienne m’achever. Mais j’étais, et je suis toujours trop lâche ou trop accroché à la vie finalement. Je finis par soupirer en détournant le regard. Je déteste quand on me perce à jour, j’aime pas parler de ce que je ressens. Sauf bourré, là ça peut même sortir tout seul.

« Je vais bien. »

Je la regarde à nouveau pour la rassurer. Si je regarde ailleurs, elle risque pas de me croire quand je lui parle.

« J’ai juste des coups de mous parfois. Tu vois ? Ça fait un an pour mon frère, alors ça remonte. Mais j’ai pas du tout l’intention de me foutre en l’air. »

Je lui caresse la joue en lui souriant. C’est pas de la drague. Y’en a jamais eu entre nous. Comme quoi, l’amitié fille garçon ça peut exister même une fois qu’on n’est plus puceau. Même si ça reste rare, ça c’est indéniable. Je me tourne à nouveau vers les tombes .

« Là, y’a mon frère. Là c’est une amie que j’ai perdu y’a dix ans. J’aime bien venir ici. J’sais bien qu’ils y sont pas mais ça m’fait du bien… Enfin, bref ! Toi, ça va ? Le bébé ? »

Parler d'autres choses, je préfère. Et c'est plus joyeux de parler de son bout de chou que de ma vie dissociée.

We're living in the darkness

C’est vrai qu’un an c’était peu, même si ça me parait souvent être une éternité. Je ne sais pas si un jour il se sera écouler assez de temps pour que ça me passe, y’a qu’à voir pour Lynn. Je dois être trop abimé depuis mon enfance pour apprendre à vivre avec la mort des personnes les plus proches de moi. En même temps, aujourd’hui, y’a plus personne. Je veux dire, j’ai quelques amis, des supers potes et tout, mais personne qui soit aussi important alors je devrais plus revivre ça. Bref. Je remercie Beth pour ses attentions, je suis sûre que ça leur plairait. Après, je préfère changer de sujet. Je lui parle d’Hiro. Ça me fait toujours bizarre de me dire qu’elle a des origines japonaises vu comme elle est blonde. Mais quand on y pense, elle a le même teint de craie que ces asiatiques.
Le petit bonhomme pousse et je souris d’entendre qu’il progresse pour dormir la nuit. En plus, Daryl est de retour. Pas facile avec un militaire mais au moins il ne lâche pas sa famille.

« Ouais, lance l’invit’ et je viendrais. Pas sûr que si je débarque à l’improviste je tombe au bon moment. Tu dois être heureuse que ton homme soit revenu. Si vous voulez une soirée, je peux jouer les babysitters. »

Je suis vraiment pas décidé à avoir des gosses, au contraire. Mais je les kiffe. En plus à cet âge, ça mange, ça dort, ça chie. Pas trop compliqué de s’en occuper, juste hyper routinier. Ils sont plus intéressants vers 2-3 ans, quand ils commencent à vraiment découvrir le monde et vouloir communiquer. Même s’ils ressemblent tous à des nains bourrés.

« Tu veux qu’on bouge ? T’as peut-être des trucs qui craignent dans tes sacs ? »

Je lui proposerais bien d’aller prendre un café dans un truc du coin mais je crois bien que j’ai pas un rond sur moi.

We're living in the darkness

CJe lui fais un clin d’œil. Je la crois quand elle sous-entend que je n’ai pas besoin d’invit. N’empêche qu’il y a des gens chez qui je sais que je peux squatter sans souci, et d’autres où je ne le ferais pas. Elle a sa vie de famille, je me vois mal débarquer. Surtout que je vis souvent en décalé. Et pour le coup, quand elle reprend, en soupirant, je sens bien qu’il y a un truc qui cloche. Elle se lève et prend ses sacs, je me relève aussi et lui prend des mains.

« Laisse-moi t’aider. Je te suis. »

Je lui souris. Tout le brouillard dans ma tête n’a pas disparu mais il s’est dissipé. Bon là, je pense qu’elle me prend pour un alcoolique. Faut dire que c’est souvent l’image que je donne. Ou du moins, celle du mec qui aime bien picoler quand il sort.

« Je bois aussi des soft, tu sais. »

Je lui fais un clin d’œil. Bon, si elle me propose un thé ou une camomille, je risque de faire la tronche. Mais un coca, ça passe. Ou une bière, oui. C’est soft, après tout. Non ?

On quitte le cimetière sans plus parler et une fois dehors c’est comme si je réalisais que le monde avait continué de tourner. Certaines personnes me reluquent comme si j’avais un grain. J’en ai un donc je m’en branle.

« Comment ça va avec ton homme ? »

De but en blanc. Je ne sais pas si le souci vient de leur couple ou d’autre chose mais si il faut bien tenter quelque chose. Je suis plus doué pour écouter, je préfère être l’épaule sur laquelle on se repose. Après, je ne force pas, donc je la laisse décider de ce qu’elle veut me dire. Elle ne va peut-être pas vouloir vu que j’ai pas moi-même dit grand-chose. Le truc c’est que moi ils sont morts donc quoiqu’on dise, y’a rien à faire.