Si tu dis souvent que t'as pas de problème avec l'alcool c'est que tu en as un : simple. | Ulysse

Aslan faisait de son mieux pour être honnête envers Ulysse. Pour la première fois en huit ans, il jouait cartes sur table. Peut-être que ça aurait dû le soulager, peut-être - c’est en tout cas le genre de conneries qu’ils racontaient, aux narcotiques anonymes. Mais ce n’était pas le cas. Ca ne changeait rien. Et est-ce que c’était vraiment une surprise ?
Il ne savait pas ce qu’il s’était imaginé. Que la vie était un film hollywoodien, et que le karma reviendrait en sa faveur à l’instant où il prononcerait les mots magiques ? Qu’Ulysse allait lui en taper cinq parce qu’il faisait des compliments - aussi sincères et douloureux qu’ils soient - sur sa cousine ? C’était stupide - il s’étonnait lui-même d’être encore si naïf à son âge.  
Pour l’une des premières fois de sa vie, la plaisanterie d’Ulysse ne le fit pas sourire. Le visage fermé, mâchoires serrées, il marmonna un  « Je dis ça pour toi, tu vas te chopper des hémorroïdes à force d’intérioriser... » Il fallait croire que tous deux étaient atteints de blaguite chronique, ce qui devenait franchement gênant, dans des conversations aussi graves.
Ulysse refusa d’abord la proposition, prétextant que ce n’était pas son genre. Pourtant, on pouvait voir l’idée faire doucement son chemin dans l’esprit du musicien. Elle s’insinuait peu à peu, glissant dans ses veines, crispant lentement ses poings. Ça pouvait lui faire du bien. Ça pouvait leur faire du bien à tous les deux - Aslan en était persuadé. Ils ne seraient jamais quittes - mais au moins, il aurait l’impression de payer un peu. Le poids des remords serait peut-être légèrement moins lourd, après cela. La rancoeur d’Ulysse, un peu moins brûlante. « Je te jure, pas d’un millimètre. » Il était sincère ; de toute façon, s’il ripostait, il risquait de perdre sa licence de boxe thaïlandaise. Ce sport était le seul moyen efficace qu’il avait trouvé pour échapper au quotidien, pour s’aider à reprendre le contrôle sur ses vieux démons. Plutôt crever que de devoir arrêter.
Aslan écarta légèrement les bras, prêt à encaisser le coup. L’image de Tyler Durden lui traversa un instant l’esprit. Peut-être que Chuck Palahniuk avait vu bien plus juste qu’on ne le pensait, après tout. Ou peut-être qu’ils se plantaient lourdement tous les deux. « Vas-y frappe ! T’attends quoi ? Y a pas de témoins. » Les yeux rivés dans les siens avec un air de défi, il laissa le bruit des vagues emporter leurs voix au loin, avant de reprendre dans une ultime provocation : « Y en avait pas non plus pour ta cousine... »

Oh le con. Ulysse devait avouer que là, il avait bien envie de rire, mais ce n'était pas le moment. Il était être en colère, rester sérieux et ne pas se gausser comme un con, même s'il avait à chaque fois envie de le faire quand il entendait le mot hémorroïde. Il se mordit le joues pour ne pas s'empêcher de rire. «Mes fesses vont très bien, merci.» dit-il en ronchonnant. Bon, il retrouvait son sérieux. Il croisa les bras, réfléchissant sérieusement à la proposition d'Aslan. On ne disait que la violence ne résolvait rien... Mais parfois, il est vrai qu'elle pouvait avoir quelque chose d'exutoire. Peut-être que c'était vraiment ce dont il avait besoin après tout ? «Ok, très bien. Mais ne bouge pas hein ?» Il ressera les poings. Ohlala, il ne savait même pas comment faire ça. Il ne s'était jamais battu... Ou alors il était trop bourré pour s'en rappeler. Et puis finalement, il se dit qu'il ne servait plus à rien de réfléchir et lança son poing dans le visage d'Aslan. Il faut dire que la dernière phrase de l'infirmier avait eu son effet. Un crac se fit entendre et une douleur fulgurante traversa son poing. «Aie Aie Aie, ça fait trop mal» chouina-t-il. Mon dieu... Il se sentait ridicule, il y avait toute ses forces en plus... Il avait frappé Aslan, mais c'était lui qui se retrouvait blessé... Il avait vraiment une force de moucheron, s'en était risible. Il essaya d'ouvrir le poing avec beaucoup de mal, c'était quasiment impossible. Son pouce était dans un état désastreux, d'une couleur violacée «Je crois que je me suis cassée le pouce...» dit-il en essayant de retenir l'unique larme qui coulait le long de sa joue (car c'est un homme viril). Il soupira, Aslan allait surement bien se moquer de lui.

Aslan acquiesça, un sourire s’éprennant imperceptiblement de ses lèvres. Sa dernière phrase avait achevé de convaincre Ulysse - et comment aurait-il pu en être autrement ? Il aurait perdu tout le respect qu’il avait pour le musicien, si celui-ci était resté de marbre face à cette ultime provocation. Dylane méritait mieux que ça. L’infirmier écarta alors légèrement les bras, mâchoires serrées, prêt à encaisser le coup.
C’était forcément une bonne idée. Ulysse évacuerait un peu de sa frustration, Aslan perdrait un peu de sa culpabilité. Avec un peu de chance, ça leur ferait tellement de bien à tous les deux qu’ils finiraient par régler toute cette histoire en partageant une bière - ok, un jus de fruit pour l’infirmier - en terrasse d'un café.
Et puis, le coup retentit, d’une puissance à laquelle il ne s’était pas attendu. Portant sa main à sa mâchoire, il eut un instant d’incompréhension totale. Il avait entendu un os craquer, mais il n’avait quand même pas si mal que ça…
Mais Ulysse se mit à gémir de douleur, et les pièces reprirent aussitôt leur place dans son cerveau. Oh non. OH NON. Une nouvelle vague de culpabilité le submergea, d’une violence qu’il n’avait plus connu depuis longtemps. Paniqué, il s’approcha d’Ulysse pour mieux regarder les dégâts, posant instinctivement une main sur son épaule. Un hématome s’étendait déjà sur le pouce. « Tu l’as laissé dans ton poing ? » Sa voix s’était voilée. Il était littéralement mortifié. « Ulysse putain... » Il passa sa main sur l'une de ses tempes, essayant de reprendre contenance. Jamais il n’aurait pensé qu’Ulysse ne savait pas se battre. Avec tout l’alcool qu’il ingurgitait, il ne s’était jamais retrouvé dans une baston ? C’était tout en son honneur, bien sûr - mais là, tout de suite, ça les foutait dans une sacrée merde. Poussant un soupir, Aslan siffla le chien qui jouait encore dans les vagues et ramassa le sac, catégorique. « Viens, je t’emmène au boulot... » C'est cet instant que choisit le téléphone d’Ulysse pour vibrer dans son sac.

Ulysse chouina, comme un petit enfant qui venait de se faire une petite blessure, à la différence prêt qu'il avait vraiment et affreusement mal. Quand il se souvient en face de qui il était, il prit une grande inspiration et bomba le torse avant de dire «Tout va bien, tout va bien» Bien sûr, c'était totalement et cela s'entendait dans sa voix tressaillante. Voilà pourquoi il ne se battait jamais, il était totalement nul à ça. Pourtant il jouait de la batterie, il avait de la force dans les bras, mais le problème n'était pas là. C'est juste qu'il ne savait pas comment se battre, tout simplement. Même une gamine de sept ans aurait des chances de gagner face à lui. Ulysse grimaça en voyant un hématome apparaître sur son pouce. Ok, ça, ça n'annonçait rien de bon. A la question d'Aslan, il le regardait un peu surprit avant de répondre «Bah... Ouais ?» Il n'en savait rien à vrai dire. Il l'avait juste frappé, sans vraiment faire attention de savoir si son pouce était à l'intérieur ou à l'extérieur du poing. «Ça change quelque chose ?» demanda-t-il tout bêta. Pourtant, il avait vu Fight Club de nombreuses fois... Comme quoi, ça ne suffit pas pour faire de lui quelqu'un qui sait se battre.


Ulysse hocha la tête quand Aslan lui proposa de l'emmener au boulot. En tant normal, il aurait surement protesté, mais là il avait trop mal pour continuer sa guérilla contre l'infirmier, il voulait juste être soigné. Il récupéra ses affaires car son portable vibra. Il soupira avant de le prendre et lire le message qui s'afficha. Il fronça les sourcils, ne sachant pas quoi en penser, comme à chaque fois que la bitch parlait. Elle était connue pour ne raconter que de la merde, mais pourtant, elle l'avait bien aidé par rapport à Dylane et Aslan, elle avait dévoilé la vérité. Il remit son portable dans son sac avant de dire à l'infirmier «Tu sais, si tu veux me mettre une droite, fais-le maintenant, ça serait tout de suite plus simple...»

Voir Ulysse prétendre que tout allait bien était douloureux à regarder. Bien sûr, qu’il n’allait pas bien - il venait de se casser la main. Tout seul. En frappant un type qu’il semblait détester profondément. Aslan le voyait d’ici - si sa main était méchamment blessée, ce n’était rien à côté de son égo.

Le musicien avait eu l’air étonné de sa question. Ça avait semblé évident pour l’infirmier, comme si ce genre de savoir était universel, presque inné. Mais il fallait croire que pour le savoir, il avait simplement eu les mauvaises fréquentations dans sa jeunesse. « Ben… ça change que tu ne te casses pas le pouce en frappant. » Il tendit le poing pour lui montrer comment il plaçait le sien, sous ses doigts pliés - non pas dedans. Mais c’était peut-être un peu tard pour lui expliquer ça, de toute façon. C’était peut-être un peu gonflé aussi, de montrer qu’il connaissait une bonne façon de frapper, avec le passif qu’il avait avec sa cousine. Mais Aslan était trop préoccupé pour parvenir à réfléchir normalement.

Il rappela le chien, l’attacha à sa laisse. Et puis, il ramassa le sac d’Ulysse, avant de le lui tendre et d’esquisser un pas en direction du parking où il avait garé sa voiture.
Il vit son expression changer à la lecture du sms; mais ce n’est que quand il parla de nouveau qu’il compris que quelque chose n’allait pas. Quelque chose d’autre que la main cassée. « Hein ? » Il le dévisagea, déconcerté. Il ne voyait pas la logique : s’il avait frappé le musicien, il n’aurait fait que s’ajouter un poids sur la conscience au lieu de les rendre - un peu - quittes.
Son regard sondait celui d’Ulysse, perplexe, comme s’il espérait y lire la réponse. Et puis, soudainement, les pièces du puzzle s’assemblèrent dans son cerveau. Le sms. La bitch.
Il sentit une vague de colère le submerger. Elle arrivait encore à le lui mettre à dos. Quand est-ce que cette salope allait arrêter de lui pourrir la vie ? Elle n’avait pas déjà fait assez de mal avec ses rumeurs ? Les fausses. Et surtout, les vraies.

Enervé, il s’approcha d’un pas, plongeant sans ménagement la main dans le sac d’Ulysse pour attraper son téléphone. Il n’en avait plus rien à carrer, de la bienséance ; il avait besoin d’en avoir le coeur net. Il ne pouvait pas se défendre d’attaques qui lui étaient invisibles.
Levant le téléphone pour empêcher toute tentative de récupération de la part du blessé, il alluma l’écran et lut le sms. Il avait eu raison, c’était elle. Cette connasse perfide. Et elle venait visiblement de remettre le doute dans l’esprit de celui qui avait un jour été son ami.
Il baissa les yeux vers l’écossais, le laissant récupérer son portable. Il resta silencieux un instant. Il ne savait même pas quoi dire. « Ulysse ; regarde toi, regarde moi. Tu penses que les flics croiraient lequel de nous deux, s’ils nous chopaient en train de nous battre ? » Ils étaient aux Etats-Unis - le pays où un homme noir avait neuf fois plus de chances de crever sous les balles de la police qu’un homme blanc. L’infirmier avait peut-être l’”avantage” écœurant de ne pas avoir un teint trop foncé, le rendant un peu moins victime clichés racistes que d’autres - mais son corps couvert de tatouages compensait généralement à le ramener à son air de coupable tout choisi. Suggérer qu’il aie pu compter sur la clémence de la police à son égard en cas de baston était presque risible.
Son regard s’était ancré dans celui d’Ulysse, peiné. Ils se connaissaient mieux que ça. Il ne pouvait quand même pas la croire… si ? « Et puis merde, pense ce que tu veux... » Le cœur au bord des lèvres, il finit par baisser les yeux vers le sable à ses pieds, faisant un nouveau pas en direction du parking. « Je t’emmènes à l’hôpital, ou tu as peur que j’essaye de faire disparaître ton corps en chemin ? »

Ulysse fit la moue en regardant son pouce qui continuait à gonfler à vue d'oeil. Erf, il espérait vraiment que son assurance allait prendre la chose en charge, il était loin d'en avoir une excellente. Aslan lui dit que la position du pouce l'aurait empêcher de se le casser. Ulysse soupira, avant de passer sa main valide dans les cheveux et de dire «J'en savais rien... Ce n'est pas dans mes habitudes de me battre...» Bon, au moins, il le sera pour le futur, si jamais il doit se battre un jour... Même s'il aimerait bien que cela n'arrive pas à nouveau. Ulysse préférait rester dans le pacifisme.

Aslan sembla énervé de sa question. Sérieusement ? Il s'énervait ? C'était un peu le monde à l'envers. C'était lui qui avait des choses à lui en vouloir ! Pas l'inverse ! Quand l'infirmier s'approcha de lui, Ulysse essaya de se débattre. Mais avec son pouce cassé et sa force, c'était comme s'il pissait dans un violon. Alors il laissait Alsan lire le message, passablement agaçé. Il voulait lui lancer une pique, mais il fut coupé avant par Aslan. Bon... Il devait avouer que son argument faisait mouche et qu'il n'avait pas grand chose à répondre à ça. De toute manière, il était épuisé de chercher des arguments et de se battre. Il se contenta de hausser les épaules avant de croiser les bras, tout en faisant attention à sa main. «Mouais, désolé si j'ai des problèmes de confiance te concernant... Je pense que j'ai mes raisons...» Comme le fait qu'Aslan avait frappé sa cousine par exemple...

Finalement, Aslan devait être dans le même état que lui et sembla capitulé, disant qu'il l'emmenait à l’hôpital. Il ramassa son sac avant de suivre son ancien ami, sans ajouter un mot. Il avait le sentiment que le trajet en voiture allait être long. Très long.